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“Les petits États comme Maurice sont de grands laboratoires d’innovation face aux défis environnementaux”

Nassim Oulmane, Économiste principal à la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique.

  • « Il est urgent de changer de modèle de développement »
  • « Le nerf de la guerre, c’est le financement… mais pas seulement »

De passage à Maurice en début d’année, Nassim Oulmane, Économiste principal à la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (CEA), a participé à un atelier régional de validation du « Plan d’action pour l’économie circulaire et le mécanisme de financement innovant pour l’économie bleue et circulaire des États africains et insulaires de l’océan Indien ». À cette occasion, il s’est exprimé sur les enjeux liés à la transition vers une économie circulaire, le rôle moteur des États insulaires, ainsi que les défis liés au financement durable. Il répond aux questions de BIZWEEK dans cet entretien exclusif.

Rudy Veeramundar 

Commençons par l’urgence d’un tel atelier sur le thème de l’économie circulaire et le financement ?

La question de l’économie circulaire devient de plus en plus centrale. On prend progressivement conscience de son importance face aux défis environnementaux et climatiques auxquels nos États membres, nos pays, nos économies – surtout nos sociétés et nos populations – sont confrontés. Il est aujourd’hui plus qu’urgent de repenser nos systèmes de production, de consommation et de développement.

Nous réalisons désormais que nous avons atteint les limites physiques des ressources disponibles sur la planète dans de nombreuses dimensions. Cette prise de conscience est aujourd’hui quasi universelle, et nous n’avons plus d’autre choix, d’où cette centralité du sujet.

Les États insulaires, en particulier, en ont pris conscience bien plus tôt, car en tant que petits États insulaires – qui sont en réalité de grands États maritimes et océaniques grâce à l’étendue de leurs zones maritimes –, ils ont été confrontés plus tôt à ces contraintes naturelles. Ces États ont ainsi développé des modes de développement qui intègrent cette conscience.

Dans la foulée de l’adoption, l’an dernier, du plan d’action continental de l’Union africaine sur l’économie circulaire, il nous a donc semblé tout naturel de commencer sa mise en œuvre avec un groupe de pays à l’échelle sous-régionale – et en particulier ceux pour lesquels cette transition est la plus urgente. Elle l’est pour tous, bien sûr, mais les États insulaires ont une conscience aiguë de cette nécessité à tous les niveaux : société civile, secteur privé, gouvernements.

C’est donc en toute logique que nous avons développé ce partenariat avec la Commission de l’océan Indien, qui a d’ailleurs reçu un mandat de son Conseil ministériel en septembre 2023 pour travailler sur cette question avec ses États membres. Nous avons également convié d’autres îles, d’autres États insulaires africains. La Commission de l’océan Indien héberge en effet le secrétariat de la Commission climat des États insulaires africains. Cela nous permet d’élargir les échanges d’expérience, notamment avec les États insulaires de l’Atlantique, et d’aller de l’avant.

Je suis convaincu que les États insulaires, par leur capacité à transformer leurs modèles de production, représentent un atout stratégique. Ils ont démontré, lorsqu’on leur donne les moyens, qu’ils peuvent initier des changements et montrer la voie au reste du continent.

 

Lors de la conclusion de l’atelier, vous avez souligné que le nerf de la guerre reste le financement…

C’est l’un des principaux défis, et il est encore plus crucial pour les États insulaires africains. Pourquoi ? Parce que ces économies, de petite taille, font face à l’absence d’économies d’échelle. On a parlé de recyclage, de filières circulaires nécessitant une masse critique. Or, la contrainte de taille rend cela difficile. D’où l’importance capitale de la coopération et des approches collectives.

Certes, certaines solutions peuvent être mises en œuvre individuellement, mais pour d’autres, comme la gestion des pneus usagés – un exemple abordé hier – les États insulaires ont très vite compris qu’ils n’avaient pas la capacité, seuls, de créer une filière de recyclage. Ils se sont donc naturellement tournés vers leurs voisins.

Il s’agit ici de mutualiser les efforts, non seulement entre États insulaires, mais aussi avec les États continentaux de la région, afin de développer ensemble des solutions viables.

Nous entrons maintenant dans la phase de mise en œuvre du plan d’action continental. Il est essentiel que les États insulaires identifient rapidement des partenaires – pays, institutions, ou même au-delà du continent – pour mobiliser les financements nécessaires. Mais au-delà de la mobilisation, il faut veiller à ce que tous les chaînons de financement soient en place.

Prenons un exemple concret : une personne à Maurice, porteuse d’un projet d’économie circulaire dans le sud-est de l’île, n’aura pas accès directement au Fonds vert pour le climat (GCF). Elle se tournera vers des opérateurs de proximité – banques de développement locales, etc. L’enjeu est donc d’assurer un accès au financement à ces porteurs d’idées, même à très petite échelle (5 000, 10 000 dollars), tout en reliant ces dispositifs aux grandes chaînes de financement climatique disponibles.

Notre rôle, en tant que Commission économique pour l’Afrique, est justement de faciliter ces connexions entre les différents niveaux d’acteurs, afin de créer un écosystème fonctionnel.

 

« Face aux dérèglements climatiques et aux mutations géopolitiques, l’Afrique insulaire ne peut attendre »

 

Pensez-vous qu’il sera possible d’assembler ces chaînons dans les deux ans à venir ?

Nous devons apporter des réponses immédiates. C’est pourquoi, à la suite de l’adoption du plan d’action continental, nous nous sommes tournés vers les États insulaires. Par expérience, nous savons qu’ils sont très réactifs, car ils sont confrontés à des environnements contraignants.

Ils ont démontré une capacité de résilience remarquable et, au-delà, une aptitude à initier le changement. Ce sont de véritables locomotives. L’exemple des Seychelles, pionnières dans l’émission d’obligations bleues, est souvent cité à l’international. Maurice aussi est en pointe sur plusieurs solutions innovantes liées à la préservation des écosystèmes marins.

Ce sont des pays qui innovent sans cesse, avec peu de moyens, parce qu’ils connaissent bien leurs territoires. La population y est fortement sensibilisée aux questions environnementales.

La coopération régionale permet non seulement de répondre aux besoins locaux, mais aussi de faire entendre davantage leur voix dans les négociations internationales. Lorsqu’elles proposent des solutions concrètes, les îles sont mieux écoutées que lorsqu’elles ne font que formuler des demandes.

 

Un exemple d’approche innovante à l’échelle régionale ?

Oui, par exemple, une émission régionale d’obligations bleues. Cela a déjà été fait en mer Baltique. Ce type d’initiative pose bien sûr des questions de souveraineté et de gestion de la dette, mais des mécanismes innovants comme l’échange de dette contre nature, ou la transformation de la dette pour soutenir l’économie circulaire, peuvent être envisagés.

On a aussi parlé de taxonomie verte. Maurice est en train de finaliser la sienne – un processus long et coûteux. Un appui régional permettrait d’accélérer et de mutualiser ces efforts. La CEA est justement là pour coordonner ces soutiens multilatéraux, tout en laissant les pays piloter leurs transitions.

 

Quels messages clés les États insulaires et le public en général doivent-ils retenir de cet atelier ?

Le message principal, c’est que nous voulons que les États insulaires africains deviennent des exemples pour le reste du continent dans la mise en œuvre du plan d’action continental. Ils ont déjà leurs propres plans d’action ; l’enjeu est d’assurer une cohérence entre les deux.

Avec leur espace maritime, leur potentiel en économie bleue, ils peuvent contribuer de manière significative au développement durable. Des approches régionales coopératives leur permettront de mieux mettre en œuvre les outils nécessaires – notamment en matière de carbone bleu, de registres nationaux et régionaux, etc.

Ces États se plaignent souvent de ne pas être assez entendus sur la scène internationale. Mais lorsqu’ils montrent la voie, ils gagnent en crédibilité. La coopération renforce leur capacité à se faire entendre, tout en apportant des solutions concrètes à leurs besoins immédiats.

Enfin, il est essentiel que ces États soient pleinement intégrés dans les dynamiques continentales comme la ZLECAf, et que leurs citoyens puissent eux aussi bénéficier des fruits de l’intégration africaine – accès à l’éducation, aux soins, à l’emploi. Cela fait partie des aspirations exprimées dans l’Agenda 2063 de l’Union africaine et l’Agenda 2030 des Nations unies.

 

Un mot sur la politique internationale, en particulier climatique et financière, à l’ère du président Donald Trump ?

En tant qu’institution, notre rôle n’est pas de porter des jugements, mais d’analyser les impacts des changements de politique des grandes puissances sur les pays africains.

Le retrait des États-Unis des accords climatiques a évidemment des conséquences sur l’ambition globale. L’Afrique, qui subit le plus les effets du changement climatique sans y avoir contribué, voit ses besoins non pris en compte.

Face à cela, il faut accélérer notre propre résilience. Le cas du Malawi est édifiant : cyclone, sécheresse, destruction des infrastructures énergétiques… Le pays, avec ses maigres ressources, ne peut plus y faire face seul.

C’est là que nous devons actionner tous les leviers possibles pour apporter des réponses concrètes, rapides et adaptées.

 

Le mot de la fin ?

C’est toujours un immense plaisir de travailler avec les États insulaires. Ils sont à l’écoute, engagés, réactifs, et conscients de l’urgence. Merci aux Mauriciennes et aux Mauriciens pour leur inspiration et leur engagement. Ensemble, nous pouvons montrer que les solutions existent, et qu’elles sont entre nos mains.

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