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Par Rudy Veeramundar

Dev Manraj, G.O.S.K. (1949-2024) : L’irremplaçable…

Dev Manraj, G.O.S.K. (1949-2024)
Dev Manraj, G.O.S.K. (1949-2024)

Nous sommes dans la première semaine du mois de juin 2018, et la présentation du budget du gouvernement de la République de Maurice est annoncée pour le jeudi 14. Une date qui cadre avec la fin du jeûne du Ramadan. Le passage souterrain reliant l’Hôtel du Gouvernement, où se trouve le ministère des Finances, et le Bureau du Premier ministre, connu comme le bâtiment du Trésor, est emprunté à chaque crépuscule par le secrétaire financier et ses collaborateurs depuis plus d’un mois.

Les ébauches de discours du budget sont présentées en fin de journée au ministre des Finances, qui s’avère être, à l’époque, le Premier ministre. Pravind Jugnauth gère en effet les deux portefeuilles depuis fin janvier 2017. Les soirées tardives autour de l’immense table de la ‘Treaty Room’ prennent le relais des longues journées durant lesquelles les officiers des Finances se livrent à une course contre la montre pour finaliser les documents, les chiffres et les initiatives qui seront annoncées. Les séances de travail sont interminables.

Il est environ 21 heures lorsque le Premier ministre prend congé de l’équipe pour regagner son bureau, afin de marquer une courte pause. C’est alors que Dev Manraj m’approche.  Une conversation que nous avons eue plus tôt semble avoir attiré son attention. Plus précisément une observation sur l’heure de la présentation du budget, qui coïncidera, à un moment donné, avec celle à laquelle les citoyens de foi musulmane rompront le jeûne.

« Il faut en parler au Premier ministre et considérer les options possibles. Allons le voir, maintenant qu’il est seul. C’est important », me dit-il. Sur ces mots, nous partons voir le Premier ministre pour lui exposer notre point de vue sur la situation et lui demander de considérer les propositions.

Les arguments du secrétaire financier, dont les paupières se ferment graduellement – signe chez lui de concentration pour garder le fil conducteur de sa pensée, tout en cherchant les mots appropriés dans cet exercice de persuasion – s’accompagnent de ses indissociables gestes de la main.

L’exercice porte ses fruits. Le Premier ministre, sensible à l’idée d’interrompre son discours du budget pour permettre à nos concitoyens musulmans de rompre le jeûne, demande que les procédures nécessaires soient enclenchées et que la requête soit présentée au Bureau de la Présidente de l’Assemblée nationale.

Dev Manraj veille à ce que le nécessaire soit fait sur-le-champ, sans attendre le lendemain. Après tout, à 21h15 ou 21h20, il est encore raisonnablement tôt quand on sait que le travail sur les ébauches de discours se poursuivra sans doute jusqu’aux environs de minuit, ou une heure du matin, ou plus, selon les éclaircissements à apporter.

Un grand sourire éclaire le visage du dernier des Mohicans, du dernier de la vieille garde de la Government House. La poignée de mains ferme que nous échangeons dans le couloir nous menant à nouveau à la ‘Treaty Room’ est empreinte de la satisfaction du devoir accompli. « Bravo », dit-il, avant d’ajouter qu’il s’agissait d’une « décision importante ».

Cet épisode illustre bien les principaux traits de ce grand commis de l’État, qui a dévoué chaque jour de sa vie au bien-être de la société mauricienne, au vivre-ensemble et au développement du pays. De ce passionné qui allait au bout de ses intentions avec autorité, détermination, courage, et sans ambiguïté.

Signature d’accord entre Maurice et le Sénégal, au Bureau du Premier ministre, pour la création d'une Special Economic Zone. De gauche à droite sur la photo : Dev Manraj (assis), secrétaire financier et Chairperson du Mauritius Africa Fund, Yash Mannick (debout), du Mauritius Africa Fund, un membre de la délégation du Sénégal et Kanen Chinapiel, du ministère des Finances de Maurice.
Consultation pré-budgétaire au retour de Pravind Jugnauth au ministère des Finances en 2016. Assis, de gauche à droite : Showkutally Soodhun, vice-Premier ministre et ministre des Terres et du Logement, Pravind Jugnauth, ministre des Finances et du Développement économique, et Prithvitrajsingh Roopun, ministre de l’Intégration sociale. Debout, de gauche à droite : Dev Manraj, secrétaire financier, et Rudy Veeramundar, attaché de presse d’alors.
Pravind Jugnauth, ministre des Finances et du Développement économique, à Mumbai, en 2016, pour la visite d’une station de métro dans le cadre de la mise sur pied du projet Metro Express. Les autres membres de la délégation sont comme suit: Dev Manraj, secrétaire financier, Ken Poonoosamy, CEO de l’Economic Development Board (EDB), Prakash Maunthrooa, Senior Adviser d’alors au Bureau du Premier ministre et Jagdish Goburdhun, le haut-commissaire de Maurice à New Delhi.

Outre la gestion quotidienne des finances publiques, la préparation des ‘cabinet papers’ et des réponses parlementaires, tel un maître horloger, il s’assurait du bon fonctionnement de la machinerie qui, en parallèle, opérait pour la présentation des budgets. Pour Dev Manraj, tout était une question de rigueur et de méthodologie.

Comme il le confirme, en ce jeudi 26 mai 2016, lors d’une réunion avec Pravind Jugnauth, suite à la nomination de ce dernier comme ministre des Finances. « Welcome back ! Comptez sur nous pour travailler nuit et jour. Les samedis et les dimanches sont pour nous des jours comme les autres. Donc, des jours de travail ! Nous sommes là pour faire avancer les choses », dit-il d’emblée.

C’était, pour moi, ma première rencontre avec le secrétaire financier, et il ne s’agissait pas là, comme j’allais très vite le comprendre, de paroles en l’air.

La préparation d’un discours à l’occasion du lancement de la dernière édition du programme de coopération décentralisée, communément appelé « DCP », de l’Union européenne, marquera pour moi un tournant. Celui de l’apprentissage d’une méthodologie – mot qui revenait souvent dans la bouche du secrétaire financier -, de l’intégration dans une équipe d’élite et de la naissance d’une amitié qui durerait jusqu’au départ du grand homme.

Il est environ 18h30 quand je reçois la visite de Kanen Chinapiel. Celui que l’on considère l’homme de confiance administrative de Dev Manraj demande à vérifier la compatibilité des ports d’entrée de l’ordinateur portable que j’utilise.

Aussitôt fait, il m’informe : « Le FS (Financial Secretary, en anglais) veut te voir à 19 heures au sujet du projet de discours pour la fonction de l’Union européenne. Apporte ton ‘laptop’ et prépare-toi. La première séance de travail est généralement considérée comme étant un tantinet intimidante par les attachés de presse. »

Des paroles « très encourageantes », qui ne laissent planer aucun doute sur le fait qu’après la fin de la journée de travail commence une autre journée, dont seul le FS décidera quand elle prendra fin.

« Nous travaillons pour le pays », aime-t-il rappeler de temps à autre à qui pourrait l’avoir oublié.

En face du bureau que j’occupe se trouve un couloir menant à celui de Dev Manraj, ainsi qu’à la salle de conférence qui la jouxte, dédiée au secrétaire financier. Une fois à l’intérieur, je constate la présence de quatre hommes souriants mais intimidants, de par leurs parcours. Ils ont pris place sur le flanc droit d’une grande et vénérable table en forme de U.

Cette même salle et cette même table font resurgir des souvenirs d’un premier contact avec l’Hôtel du Gouvernement 14 ans plus tôt. C’était lors des conférences de presse du vice-Premier ministre et ministre des Finances d’alors, Paul Bérenger, qui conviait la presse, les samedis, pour développer une douzaine de points. Si la table est restée la même, une autre figure imposante, tant sur le plan de la personnalité, de la notoriété, du parcours, de la rigueur et de la capacité de travail, se trouvait maintenant à présider les réunions : Dev Manraj.

Autour de lui, en ce début de soirée, se regroupe son équipe. Radhakrishna Chellapermal et Patrick Yip Wang Wing, les deux Deputy FS, Gérard Bussier, l’un des directeurs qui sera plus tard promu au rang de DFS, et l’autre légende, le Dr Sen Narrainen, Senior Economist, ‘speech writer’ de carrière et le ‘budget speech writer’ attitré.  

Dev Manraj demande que le ‘laptop’ que j’utilise soit connecté au projecteur afin de passer en revue l’ébauche de discours. La première lecture, qui dure environ une quinzaine de minutes, paraît interminable. Le « ok, good » du secrétaire financier met fin au suspense.

Le test est réussi, mais ce n’est pas terminé pour autant. L’ébauche validée, un autre exercice commence. Chaque information, chaque mot et chaque chiffre est soumis aux vérifications les plus rigoureuses. Les cinq hommes, les uns plus méticuleux que les autres, apportent leurs perspectives et leurs façons de voir les choses. La rédaction se poursuit jusqu’à 22 heures et ne se termine que lorsque Dev Manraj se dit satisfait que le discours soit de haute facture et « bulletproof ».

D’autres exercices se terminent beaucoup plus tard. Ceux qui ont passé la nuit dans le cadre des préparations budgétaires, du plan stratégique sur trois ans, des discours du ministre des Finances pour les différents Finance Bill, ou encore des Covid-19 Schemes, s’y reconnaîtront. Il y va aussi de la rédaction de documents, d’états des lieux ou de réponses immédiates aux analyses ou informations approximatives ou dénuées de fondements.

Collaborer avec le secrétaire financier et son équipe, comme je l’ai fait de 2016 à 2019, c’est être le témoin de ces hommes qui, tenant la barre du pays, réfléchissent en patriotes. Il s’agit de maintenir les acquis et de dessiner le destin de la République de Maurice à travers la création de la richesse et de nouveaux piliers de l’économie, ainsi que du maintien de l’équilibre social et du bon fonctionnement des institutions.

« Je suis tombé dans la marmite des finances publiques depuis ma jeunesse », avait-il l’habitude de dire, en plaisantant, au sujet des heures innombrables passées à son bureau.

Il y aura été jusqu’à la dernière heure. Avec son décès, le pays perd l’un de ses plus illustres fils du sol à un moment où Maurice, à l’image du monde entier, est à la croisée des chemins. Les guerres, le changement climatique, les nouvelles technologies, les pandémies, la sécurité alimentaire, l’exode des cerveaux, la situation inflationniste mondiale… Autant de défis à relever où le courage et l’expérience de cet homme hors norme nous auraient été des plus utiles.

L’Hôtel du Gouvernement, bâti par un illustre visionnaire, a vu passer bien des hommes d’État, des commis et des fonctionnaires depuis sa construction au 18e siècle. La présence de quelques-uns s’y fait toujours sentir, même après leur départ. Leurs noms y sont associés et font éternellement écho dans les couloirs de l’administration publique. L’histoire se souviendra de celui qui disait toujours qu’il faut simplement travailler avec âme et conscience. Elle se souviendra du secrétaire financier Dev Manraj, G.O.S.K.

Merci et adieu !

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